La cour intérieure

Après avoir monté une dernière volée de marches et ouvert une porte de vieux chêne, Karl déboucha enfin à l'air libre, plus précisement dans la cour intérieure, lieu de passage inévitable pour qui voulait accéder à la bâtisse proprement dite du château. Il fit un tour sur lui-même, tentant tant bien que mal de scruter les coins et recoins masqués par les ombres.

On lui avait confié une tâche, et l'erreur n'était pas permise. Quelles avaient été les paroles de Maol déjà ? Mettre le gibier d'Orgar en cellule, sans trop l'amocher... Hûmant l'air vicié, Karl s'avanca vers le centre et parcourut une nouvelle fois du regard les lieux, espérant déceler les silhouettes attachées et baillonnées que Maol avait mentionné.

Avant de partir régler son affaire Orgar avait fait mettre les offrandes dans un recoin de la coure intérieure à l’intention de Karl. Dans l’ombre, se trouvaient entassés les corps d’une trentaine de créatures hommes, elfes et aux êtres espèces pour lesquelles le mal n’avait que mépris. Le tas d’objets de sacrifices se situaient dans un recoin de la coure, non loin d’une porte massive en bois usé et assombri par l’atmosphère ténébreuse des lieux.
Deux trolls et trois orques, au service des maîtres de ces lieux, attendaient la venue de Karl.
Dès que celui-ci fit son apparition un des orques lui fit signe. Des paroles semblables à des grognements bestiaux hors de sa gorge à l’allure décomposée.

« Seigneur Orgar nous a ordonné de transporter les choses. Où devons nous les mettre ? »

Karl marqua un temps de surprise en aperçevant le nombre de prisonniers destinés à être sacrifiés. Il s'attendait à quelque chose de plus... modeste. Mais cette folie des grandeurs qui caractérisait Orgar forca cette fois encore son admiration, et l'idée de compter parmi ses hommes de main l'emplit de fierté. Sans répondre à l'orque, il fit quelque pas en direction du groupe. Il pouvait presque sentir la peur suinter de ces corps prostrés, et une douce euphorie s'empara de lui.

Enfin, il articula aux geôliers :
« Mettez-les aux cachots. »

Ce faisant, Karl s'était penché sur un Elfe pour mieux discerner ses traits et une grimace de dégoût vint barrer son visage.
« Et sans les abîmer, le Seigneur y tient. »

Les orques et les trolls, une fois les directives de Karl données, se mirent au travail. Chaque orque ne transporta qu’un seul prisonnier, alors que les trolls en avaient placé trois sur chacune de leur épaules.
L’un des orques ouvrit la porte de bois sombre se trouvant devant eux, et en file indienne, les orques en premier, puis les trolls entrèrent dans le tunnel noir menant aux cachots.
L’elfe, que Karl avait dévisagé, et qui se trouvait sur l’épaule du dernier troll, se vit libérer de bâillon. Dès lors un flot d’injures s’extirpa de sa bouche ensanglantée, visant plus particulièrement le jeune homme.
Le troll ne savait que faire. Il se tourna vers Karl, croyant sottement que l’elfe se tairait, mais il n’en fit rien. Il se tourna donc une nouvelle fois, plaçant le visage de l’elfe à la porté de Karl.

Karl resta un instant interdit devant ce sursaut de rebellion, se contentant de fixer avec condescendance cette créature qu'il prenait pour folle. Mais ces braillements commencèrent rapidement à l'agacer. L'impertinence de cet Elfe ne connaissant pas de limites, il lui appartenait donc de le remettre à sa place. Une décharge d'adrénaline le parcourut et il frappa le prisonnier au visage, entrainant dans le sillage de son coup une gerbe de sang.
« Il suffit ! Ignores-tu à qui tu as affaire ? »

Les yeux de Karl lancaient des éclairs et sa voix vibrait d'une colère grandissante.
« Tu auras peut-être l'honneur de mourir de la main même du Seigneur Orgar, ou bien termineras-tu ta misérable existence après avoir subi mille tortures de mon invention et imploré qu'on t'achève... Ne me tente pas. »

Se tournant vers un des orques :
« Qu'on lui remette son baillon ! »

Le violent coup que reçu l’elfe fut suffisant pour le sonner et par la même occasion qu’il se taise. Il resta près d’une minute, les yeux ronds abasourdis et la bouche entrouverte de stupeur. Les menaces de tortures émises par Karl le firent réagir aussitôt. Dans un ancien temps, il fut nommé garde d’une prestigieuse personne du royaume des elfes. Une quête en terre obscure le fit tomber malencontreusement sur Orgar, qui en une poignée de seconde l’avait réduit, lui et ses hommes en prisonnier que l’on donnerait volontiers en sacrifice pour une cause qu’il ne servait pas. Sa condition de garde l’avait paré à l’éventualité de la torture. Aussi n’hésita t’il pas un instant à brailler de nouveaux flots d’insultes.
Un des orques se délesta de son propre prisonnier et vint remettre le bâillon sur l’elfe qui ne cessait de gigoter sur l’épaule du troll.
Une fois son travail accomplit, l’orque regagna son rang et sa victime et tous recommencèrent à avancer.
Ils parvinrent en un lieu humide, où l’air embaumer d’une odeur fétide était irritable pour les narines. Aucune torche ne fut allumée et aucune lumière ne parvenait jusqu’à eux. L’endroit était ceinturé par les ténèbres et le désespoir qui les accompagnaient. Une succession de cachots, de taille et de forme différente se présentaient à eux.
A présent les orques et les trolls attendaient les ordres de Karl afin de savoir où il fallait les entreposer, afin qu’ils puissent se délester de ces offrandes et qu’ils remontent prendre les autres.

Enveloppé dans ce manteau d'obscurité, Karl s'énivrait des effluves malsaines provenant des cachots. C'était un lieu sordide, où lui-même n'aimerait pas se retrouver piégé tant la pierre glaciale et l'atmosphère aux relents d'agonie brisaient toute volonté et réduisaient inexorablement les malheureux prisonniers à un état de décrépitude.

Après un lourd silence, il s'adressa aux geôliers.
« Mettez en deux par cachot, ôtez-leur leurs baillons mais ils resteront ligotés... Qu'ils crient tant qu'ils veulent leur désespoir à la face du monde, ils se rendront vite compte qu'il n'y a pas d'échappatoir possible. Apportez-leur le strict minimum en matière de nourriture, je ne voudrais pas que le Seigneur Orgar ne retrouve que de la chair froide à son retour. »

Il ajouta d'un ton dédaigneux en désignant l'Elfe rebelle.
« Celui-là sera placé à l'isolement, avec baillon. Ca lui apprendra à montrer plus de respect à ses maîtres. »

Il désigna tour à tour deux orques et un troll.
« Toi, toi, et... toi. Vous resterez ici pour monter la garde au cas où. Les autres pourront remonter chercher le reste des offrandes quand tout sera en ordre. »

Même des créatures aussi froides et sinistres que les orques et les trolls ne supportaient pas cet endroit. Des légendes sur ce lieu fusèrent entre ces espèces, lorsqu’ils trouvaient à l’abri des regards et des oreilles de leurs maîtres. Certains avaient même conter que cet endroit avait été bâtit avec la noirceur provenant directement des ténèbres les plus profondes et les plus terribles qui soit. Aussi suffirait-il d’à peine un ou deux jours pour que la noirceur du lieu s’imprègne à l’intérieur des corps des prisonniers et anile tout espoir.
Les orques enlevèrent les baillons aux prisonniers, qui à l’exemple de leur confrère se mirent à hurler des injures directement adressées à leurs geôliers.
Puis ils enfermèrent l’elfe désigné par Karl dans le plus petit et plus sombre cachot qui soit, lui laissant son bâillon sur la bouche.
L’orque et le troll non désignés remontèrent afin de s’occuper des autres prisonniers. L’orque attendit que le troll descende avec sa demi-douzaine de futures offrandes, puis prit l’un des prisonniers et le cacha derrière une planche de bois, dans l’idée de la garder pour lui et ses compagnons comme futur amusement et dîner.
Par la suite, il reprit son travail et transporta l’un des prisonniers en direction des cachots.

Karl supervisait les opérations depuis l'entrée d'un des cachots, les injures des prisonniers ne lui arrachant qu'un pâle sourire. Tous, jusqu'au plus vaillant, seraient bientôt matés par la noirceur des lieux et cette déchéance autant physique que morale constituerait une punition suffisante à ses yeux. Alors qu'il commencait à perdre patience, l'orque et le troll revinrent avec une nouvelle fournée d'offrandes. Il les questionna :
« Est-ce qu'il en reste encore là-haut ? »

Les elfes ne cessaient d’hurler des insultes à l’encontre de Karl et des orques et troll qui restaient. L’atmosphère des lieux commençait à leur devenir pesante, mais la présence d’autre que des prisonniers leur permettaient de garder un contacte avec l’extérieur et tout espoir n’était pas anéanti.

Le Troll revint chargé de 6 nouveaux prisonniers, qu’il laissa tomber au sol. Aussitôt les trois autres, restés à s’occuper des prisonniers, les prirent en charge. Ils leur enlevèrent les baillons et les jetèrent dans les cachots.
L’orque revint et posa, comme son prédécesseur, son prisonnier au sol. Karl se renseigna sur le nombre de prisonniers qui restait. Le troll resta à réfléchir quelques minutes, mais dit rien. Ce fut l’orque qui prit la parole.

« Il en reste sept. Un dernier voyage suffira. »

L’orque et le troll se dirigèrent à cet instant en direction de la coure intérieure.

Karl se contenta d'acquiescer en fixant sévèrement l'orque.
« Dépêchez-vous, le Seigneur Orgar ne devrait plus tarder à rentrer et s'il constate le moindre manquement à ses ordres, vous serez les premiers à le payer. »

Il se désintéressa aussitôt de son interlocuteur pour se tourner vers les cachots.
« Que de chahut... Mais profitez que vous ayez encore quelqu'un pour écouter vos vociférations, vermine, bientôt vous serez laissés en tête-à-tête avec les ténèbres. »

Il commenca à faire les cent pas, pressé de quitter cet antre de la désolation. Lui qui se complaisait d'ordinaire au contact du Mal ne goûtait pourtant pas au climat malsain régnant entre ces murs.

L’orque se contenta de sourire à la remarque de Karl. Il savait bien qu’Orgar ne supportait que la perfection même. Et s’il venait à se rendre compte qu’il manquait un des prisonniers, le premier puni serait le jeune homme.
Une fois arrivé dans la coure intérieure, le troll emporta sur chacune de ses épaules trois prisonniers et l’orque un. Ils arrivèrent en bas, et les jetèrent sur le sol poussiéreux et crasseux. Des traces sombres vinrent à se coller sur les joues des futurs objets de sacrifice. Les trois autres serviteurs restés se rassemblèrent autour d’eux, leur enlevant les baillons, les prenant par les vêtements et les lancèrent sur le parterre de leur cellule.
Une fois tous les prisonniers dans leur cachot respectif, les cinq subordonnés se tournèrent en direction de Karl afin de connaître ses prochains ordres s’il en avait. Tous se sentaient impatients de quitter ces lieux de ténèbres.

Karl assista sans mot dire à l'incarcération des dernières offrandes, visiblement satisfait du travail qui venait d'être accompli. Ces serviteurs du Mal n'avaient pas ménagé leurs efforts pour que les ordres soient respectés dans les plus brefs délais, et il était tout à fait disposé à reconnaitre l'excellence dont ils avaient fait preuve aujourd'hui. Après avoir vérifié que tout était bien en ordre au niveau des cachots, il initia le départ.

Une fois dans la cour, et après avoir longuement inspiré, il se tourna vers les geôliers.
« N'oubliez pas de leur faire porter à manger si le Seigneur Orgar n'est pas revenu dans la nuit, et organisez des tours de garde devant la grande porte, je ne veux voir personne franchir ce seuil sans avoir été au préalable averti. C'est compris ? »

Après avoir appuyé cette dernière question purement rhétorique d'un regard menaçant, il se dirigea vers le coin de la cour où avaient été entreposées les créatures. Karl partageait avec son maître le goût de la perfection, et il ne serait pleinement satisfait qu'après s'être assuré lui-même que ses benêts d'acolytes n'avaient oublié personne. Les yeux plissés, il inspecta la zone...

Le départ tant attendu hors des cachots, représentation totale du désespoir, fut enfin prononcé par Karl, pour le grand soulagement de ses subordonnés. Sans dire mot, mais en jetant des regards satisfaits et cruels aux prisonniers qui se retrouvaient coincés derrière les barreaux de leurs cellules, ils quittèrent le sous-terrain.
Des ricanements sadiques sortirent de leur bouche dès que ceux-ci atteignèrent la surface, et qu’ils furent libérés de l’emprise démoniaque de l’atmosphère des cachots.
Karl leur rappela l’importance de donner à manger aux prisonniers. A ces mots le visage de l’un des orques se vit dessiner d’une expression des plus étrange, qu’il eut du mal à cacher. Les autres se contentèrent d’hocher la tête et d’émettre un grognement afin d’affirmer leur accord.
Le jeune homme se dirigeant près du lieu ou reposaient en tas les prisonniers, l’orque qui avait enfreint le règlement se crispa et sa face fut ornée d’une des plus affreuse grimace qui soit.

Karl était sur le point de tourner les talons quand il perçut un gémissement étouffé provenir d'un amas de planches. Intrigué, il tendit l'oreille et, après s'être assuré que son imagination ne lui jouait pas de tour, se dirigea vers la source du bruit. D'un coup de botte, il envoya valser le bois à quelques pas de là, révélant une silhouette humaine prostrée et tremblante.

Son corps entier se figea en réalisant qu'on l'avait dupé. Une boule de haine se forma aux creux de son ventre et sa raison s'obscurcit, laissant seulement place aux battements frénétiques de son coeur qui accompagnaient ce sursaut de violence. Il s'était montré trop négligeant en accordant sa confiance à des subordonnés aussi retors qu'indisciplinés, il en payait maintenant le prix. Les poings serrés à s'en faire blanchir les phalanges, il revint se planter devant eux. Ceux qui étaient remontés chercher les offrandes sentirent peser sur eux un regard hérissé de poignards. Il dévisagea d'abord le troll à l'oeil hagard, avant de reporter toute son attention sur l'orque.

Sa voix était menaçante, et il prit soin d'articuler chaque mot.
« Soit tu es un incapable au crâne désespérement vide, soit tu te fiches ouvertement de moi... Et j'avoue privilégier la seconde option. »

D'un air faussement attristé, il poursuivit.
« Le Seigneur Orgar ne se montre-t-il pas suffisament généreux avec toi pour que tu lui manques ainsi de respect, au travers de son serviteur le plus dévoué ? Qu'allons-nous faire de toi, sombre idiot qui pense avec son ventre plutôt qu'avec sa tête ? Tu m'as fait perdre un temps précieux... »

Il marqua une pause, avant de se tourner vers les autres.
« Trolls ! Amenez le dernier prisonnier jusqu'aux cachots. »

Du menton, il désigna l'orque fautif.
« Et mettez ce crétin à l'isolement également. Il méditera cette nuit sur l'affront qu'il vient de commettre envers notre maître à tous. »

L’orque suivit des yeux le jeune homme lorsque celui-ci parvint devant la cache du dernier prisonnier. Une grimace de mécontentement se gribouilla sur sa face déformée et hideuse. Ainsi il avait découvert son geste impertinent. Lors d’un instant il crut être sauvé de la colère de Karl, quand il le vit se diriger vers l’un des trolls. Celui-là, l’air sot, comprenait à peine la situation. Il dévisagea le jeune homme le regard niai, sans comprendre ce qu’il lui voulait. L’attention fut reportée vers le véritable coupable. Karl le questionna sur les raisons de cet agissement. Etait il sot ou se moquait il du jeune homme ? L’orque ne répondit rien de peur que son cas ne s’en trouva aggravé. Il se contenta de regarder son chef, les dents à l’air, car celui-ci était dépourvu de lèvres.
Le sermon prononcé par le jeune homme ne fit réagir aucun. L’orque était bien trop inquiet de la suite des événements et les autres bien trop rassurés qu’on ne leur en tienne pas rigueur.
Une fois les ordres donnés, les trolls amenèrent le prisonnier dans un des cachots, regrettant de devoir à nouveau retourner dans ce lieu sordide, tandis que les deux autres orques menèrent leur camarade, qui hurlait l’injustice, de force en direction d’une autre cellule.
Une fois leur dernière corvée exécutée, il retournèrent au près de Karl afin de connaître ses prochains ordres s’il en possédait.

Karl n'avait toujours pas digéré l'insubordination de l'orque au retour de ses camarades, mais il parvint à ravaler sa colère au prix d'un grand effort. Il avait le pressentiment que le retour du Seigneur Orgar était à présent imminent, et il ne souhaitait pas perdre davantage de temps à éduquer ses acolytes.
« Ce sera tout pour aujourd'hui. Contentez-vous de monter la garde devant la porte, et ne me décevez plus surtout. »

L'homme de main de l'Orgueil personnifié tourna le dos aux geôliers et se dirigea d'un pas sûr vers la grande bâtisse.

Les orques et trolls restant étaient à présent face à Karl. Celui-ci leur apprit qu’il n’avait plus besoin de leur aide et que leur mission consistait dès à présent à garder ils acquiescèrent tous d’un signe de tête et se disposèrent devant la large porte de bois sombre et usé qui gardait le passage du tunnel menant aux cachots. Ils doutaient qu’un des prisonniers soit capable de sortir de ce lieu où les ténèbres anéantissaient toute force.
Toutefois ils restèrent en place, n’osant contredire les ordres de peur d’avoir le même destin que leur camarade, qui avait oser avoir un geste bien trop audacieux.

La coure intérieure était presque vide. Seuls quelques troupes du mal s’entraînaient et les serviteurs travaillaient à leurs taches journalières pour le bon fonctionnement de la demeure.